Entretien avec Daniel Buren

Ce texte a été publié dans la revue Joséfffine n°8. et dans le tome II de Les Ecrits 1965-2012, Daniel Buren

Entretien avec Daniel Buren, réalisé par mail en juin 2011.

Marine Provost : Je suis actuellement professeur en arts appliqués dans un lycée professionnel de la région parisienne. Début mai, mes apprentis ont commencé à me parler d’une exposition qui allait avoir lieu à Paris, « où on se retrouve comme à l’intérieur d’un corps, d’un organe »,  « un truc rouge énorme et qui a dû coûter très cher ». Voilà ce que mes élèves ont retenu des reportages et des articles, parus dans des journaux gratuits, sur l’exposition Anish Kapoor pour la Monumenta 2011. Par la suite, l’un d’entre eux m’a offert un laissez-passer pour aller voir l’exposition ainsi que le fascicule de présentation de l’œuvre. Il a obtenu ces présents par le biais de son entreprise.

Daniel Buren : À la suite des commentaires de vos étudiants, je demanderais simplement : cela leur a-t-il donné l’envie d’aller voir cette exposition ? Si oui, ce qui est alors important c’est ce qu’ils en ont pensé eux-mêmes, après l’avoir vue. Si aucun n’est allé voir l’exposition, c’est alors la preuve que ces sortes de publicités assez naïves et sans intérêt ont en plus raté leur but. Donc, dans ce cas, ces reportages et articles furent nuls et non avenus. Je pense et j’espère que vous leur avez indiqué que de lire quelques commentaires, fussent-ils élogieux, ne suffit certainement pas pour parler d’une exposition, mais qu’il fallait aller la voir. C’est après l’avoir visitée que les commentaires des jeunes étudiants auraient été (ou ont été) intéressants, voire éclairants.

Tous les moyens sont mis en place pour « sensibiliser » le public non initié à l’art contemporain. La technique employée par les médias pour susciter l’intérêt des foules est plutôt de l’ordre du racolage. Les reportages télévisuels diffusés aux heures de grande écoute ne s’intéressent, n’offrent du temps d’existence à l’art contemporain et aux artistes que lorsque ceux-ci font dans le grandiose, le spectaculaire ou la polémique.« L’accessibilité de chacun aux formes et aux enjeux de la création comme garantie démocratique » ne serait-elle pas qu’une illusion de l’art pour tous ? Ne se fait-elle pas au détriment de l’œuvre en la réduisant à des termes de records, de « prouesses technologiques » ? Ne risquerions-nous pas de retenir de l’œuvre que la somme de travail qu’elle a engendrée ?

Vos inquiétudes sont aussi les miennes et vos questions donnent également dans leurs commentaires, toutes les réponses ! Je pense qu’il faut, dans la mesure du possible, essayer de séparer les œuvres des commentaires qui se font sur elles surtout lorsqu’il s’agit de publicité.Nous vivons un changement à 180° dans le domaine de la presse comme dans tout ce qui touche à l’art actuel. Nous sommes passés d’un silence total vis-à-vis des arts plastiques qui se faisaient sous les yeux de tous, silence qui a duré pendant plus d’un siècle à un tapage assourdissant.

Je suis tout à fait d’accord avec vous que ce qui semble intéresser les journalistes, c’est l’idée du record. Certains artistes d’ailleurs n’hésitent pas à en remettre une couche.

Il y a déjà fort longtemps, Christo avait inauguré cette veine dans la presse qui parlait presque exclusivement des records obtenus lors de chacune de ses œuvres, lesquelles d’ailleurs devaient être comprises et acceptées comme des « exploits ». Pour ne citer que quelques exemples on nous apprenait généralement le temps qu’il avait fallu entre le concept de l’œuvre et sa réalisation, le nombre de clous, de milliers de mètres carrés de tissu, du nombre d’alpinistes et autres champions pour construire l’œuvre, parfois des centaines de personnes, sans oublier bien entendu le prix de tous ces exploits se chiffrant automatiquement en dizaines de millions de dollars évidemment. On ne peut parler de Richard Serra sans indiquer les dizaines de tonnes que pèsent l’œuvre et les incroyables difficultés au sujet de son érection, puis bien entendu… combien ça coûte ? Parler ou écrire autre chose que ces records sans intérêt à propos de ces mêmes œuvres et toutes les autres également semble de plus en plus étranger aux commentaires sur l’art. Vous avez totalement raison, les œuvres sont avant toutes choses, réduites au niveau de « prouesses techniques ». D’ailleurs, plus fort encore, si même dans l’œuvre dont on parle, la prouesse technique n’existe pas, on l’inventera ni plus ni moins. On nous expliquera que telle œuvre est « fantastique », car elle est gigantesque, telle autre encore plus fantastique, car elle est toute petite, quasi invisible, une autre enfin ne vaut que pour la répétition de son geste alors que celle d’à côté n’est intéressante que parce qu’elle est à chaque fois différente, etc. Si l’on décide de parler d’une œuvre, il faut alors y trouver, quitte à se contredire d’article en article, du spectaculaire, du nouveau, de l’inouï et, cerise sur le gâteau, du cher, voire si possible, du très cher. De l’étude véritable de l’œuvre en question, qu’il s’agisse de Christo ou de Serra (voire de mon propre travail bien entendu), on ne trouvera généralement rien en dehors de ce fatras. C’est évidemment assez désespérant, que l’on soit un jeune ou un moins jeune artiste. Toute personne un tant soit peu attentive ressent fortement aujourd’hui cette vacuité des médias qui finissent presque par nous faire regretter l’époque où l’art vivant ne les intéressait pas du tout.

Sur le site internet du Centre Pompidou-Metz, un texte présente votre dernière intervention dans ce lieu ainsi : « Le projet du Centre Pompidou-Metz prend le relais […] en invitant Daniel Buren à investir la galerie 3 avec deux œuvres spectaculaires spécifiquement conçues pour cet espace. » Quelle définition donnez-vous au terme spectaculaire lorsqu’il est associé à vos œuvres?

Ma réponse à votre question se trouve déjà dans ma réponse précédente. Si la prouesse technique n’est pas au rendez-vous, on parlera alors par exemple « d’oeuvres spectaculaires ». Dire qu’une œuvre est spectaculaire c’est également ne rien dire à propos de l’œuvre en question.C’est une manière d’allécher le badaud tout à fait identique à celle qui consistait à faire rentrer les spectateurs dans les cirques pour leur exhiber la femme à barbe ou l’homme serpent. Il faut dire de l’art qu’il est toujours hors du commun. Pour ce faire, tout peut être transformé en spectaculaire et peu y résiste : pour Ryman par exemple, dont l’œuvre est tout sauf spectaculaire, on nous expliquera que ce qui est spectaculaire dans ce travail, c’est qu’il refuse complètement de l’être ! Ensuite, on caractérisera les productions artistiques sur ce que certains percevront comme des manies sans étudier une seconde ce que ces caractéristiques veulent dire. Sontelles par exemple des obsessions, des répétitions stupides, un manque total d’imagination ou bien le résultat d’une rigueur à nulle autre pareille, une étude si précise qu’elle continue à produire des effets par accumulation, etc. ? Peut-on réduire Huecker à un planteur de clous, même si c’est pour l’encenser, On Kawara à un peintre en lettres, Richard Long à un marcheur impénitent… Tous « spectaculaires » à leur manière… Associé à mon travail, le mot « spectaculaire » n’est pas plus approprié qu’il ne l’est en général lorsqu’il est utilisé pour d’autres œuvres, surtout lorsque ces œuvres ne sont pas spectaculaires ou pour le moins ne présentent pas le fait ni le besoin d’être « spectaculaires » en point de mire pour exister. Pour certains artistes c’est le but qu’ils se proposent, mais, pour beaucoup d’autres qu’on affublera du même mot, ce n’est absolument pas le cas. Les premières œuvres de Bob Ryman où personne ne voyait grand-chose de palpitant à part du blanc et encore du blanc, donc des œuvres parmi les moins spectaculaires du monde, les plus insignifiantes, les plus modestes, les plus non spectaculaires possibles et qui sont prises aujourd’hui pour exactement le contraire et pour précisément les mêmes raisons.

Tous ces adjectifs (« spectaculaire », « grandiose », « monumental », « étourdissant », « magnifique », « exceptionnel ») remplacent aujourd’hui avec des dizaines d’autres termes du même genre, et à eux seuls, tous les débats et analyses possibles sur les œuvres qui, résumées d’autre part sous le vocable fourre-tout « d’art contemporain » sont annihilées par la plupart des compliments grandiloquents sous lesquels on les ensevelit.

L’image de l’artiste évolue aussi avec ce type d’exposition/ événement. On nous montre un artiste remarquable, tout puissant, repoussant les limites du possible, ne réalisant que des performances au sens d’exploits artistiques, l’« artiste invité à répondre au défi de cet immense vaisseau », « puis l’échelle, qui est calculée pour que […] se construise une relation d’absorption ou de domination qui met en relation l’humain et les proportions immenses que la nature nous propose » ; « confrontation artistique de très grande ambition, sans équivalent dans le monde ». Toujours plus fort, plus haut, plus loin, comme si chaque grande exposition était une mise à l’épreuve de l’artiste qui doit prouver ses « hyper- compétences ». Quel est, selon vous, le rôle de l’artiste en 2011 en France ? Et dans le monde ?

Pour répondre à votre question, qui vient après un commentaire auquel j’adhère complètement, je dirais qu’il faudrait déjà que, d’une façon ou d’une autre, il puisse se démarquer de cette ambiance générale dans laquelle on tente de l’asphyxier. Ce n’est certes pas facile ! Cela dit, je ne suis pas trop bon pour énoncer des programmes et autres aspirations par rapport au rôle que devrait tenir un artiste aujourd’hui ! D’autre part et pour revenir aux méfaits possibles des médias, il y a le rôle que chaque artiste voudrait tenir, ce qu’il est et ce qu’il fait, et de l’autre, dès qu’il devient quelque peu public, celui qu’on lui assigne ! Se débarrasser de ce masque demande déjà beaucoup d’énergie. D’autre part, il n’est pas facile de voir avec exactitude l’image que les médias renvoient de vous-même, tant l’original et son reflet sont éloignés l’un de l’autre, voire totalement contradictoires. Le rôle de l’artiste s’il ne peut accepter une telle « défiguration » serait sans doute de ne jamais devenir public ! Position radicale qui amène directement au retrait total et finalement au suicide de la pensée.

On voit évidemment immédiatement le ridicule de la situation.

Le courage en fait, sinon le rôle de l’artiste, c’est d’oser à la fois mettre les « mains dans le cambouis » et donner suffisamment d’« aliments » aux autres, au public, afin d’éviter de disparaître complètement dans la moulinette de la société du spectacle.

Il faut donc se battre sans relâche, être vigilant, tenir la ligne que l’on s’est fixée avec le plus d’acharnement possible et en toute modestie. Donner le plus possible et croire malgré tout que certains regardent ce qui se fait et ne se laissent pas abuser par les commentaires lénifiants qui entourent les œuvres.

Quant à édicter quel rôle l’artiste devrait jouer dans le monde, cela me semble pour le moins prétentieux et je ne m’y risquerai pas.

Le temps de la télévision est proportionnellement inverse à celui de la pensée. Pour un reportage TV, il faut donner un maximum d’informations en un minimum de temps. L’artiste doit perdre du temps, doit se perdre pour construire de la pensée. Comment réussissez-vous à passer d’une échelle de temps à une autre ? Comme faites-vous pour gérer votre image dans les médias ? Si vous étiez invité sur un plateau de télévision pour débattre de la situation de l’art en France aujourd’hui, iriez-vous ?

Ici, vous abordez un problème aux multiples facettes, celui de la télévision.

Je pense qu’il faut distinguer deux pans très différents l’un de l’autre avant de répondre. D’un côté, vous avez une demande précise résidant à vous prier d’accepter que l’on fasse un film sur votre travail. De l’autre, la demande consiste à accepter de se rendre sur des plateaux de télévision pour parler de l’art en général.

Spontanément, je dirais premièrement que personne n’est obligé d’accepter ni l’une ni l’autre de ces deux propositions et deuxièmement que très peu de plasticiens sont invités à l’un comme à l’autre.

Maintenant pour ceux à qui l’on propose de faire un film sur leurs travaux ou bien que l’on invite sur les plateaux je dirais d’abord que, si vous acceptez que l’on fasse un film sur votre travail, vous avez une certaine marge de manœuvre. Vous pouvez exiger que certaines choses se fassent ou non.

Sachant que rien ne se dérobe tant aux images télévisuelles que celles d’une œuvre d’art visuel, vous vous devez d’accepter cette contradiction et d’essayer d’en tirer le meilleur parti. Vous pouvez indiquer des directions à prendre à la personne qui fait le film, car celui-ci ne pourra être relativement intéressant, voire très intéressant, que s’il y a une bonne entente et même une certaine collaboration entre celui ou celle qui fait le film sur votre travail et vous-même en tant qu’auteur de ce travail. Vous pouvez également – je dirais même que vous devez absolument – exiger un droit de regard sur le montage, celui-ci ne pouvant normalement pas voir le jour sans votre approbation écrite.

Quant à se rendre sur les plateaux de télévision, c’est une tout autre histoire. C’est le plus souvent extrêmement décevant et toujours très dangereux. J’ai sur ce sujet les mêmes conclusions (très négatives) que celles que Pierre Bourdieu avait expliquées en son temps. Gérer son image dans les médias revient tout d’abord à y aller le moins possible.

Enfin, il s’agit, si vous acceptez de jouer ce jeu, d’éviter complètement certaines émissions où rien n’est à gagner, mais tout est à perdre ! Maintenant, si l’on m’invitait sur un plateau de télévision pour débattre de la situation de l’art en France aujourd’hui, comme vous le suggérez, il faudrait, pour que j’ose dire oui, que plusieurs conditions soient réunies en dehors du fait qu’on ne me le propose pas à la dernière minute (ce qui est généralement le cas), que j’ai le temps de préparer un peu le sujet et que je sois en France à ce moment-là. Je vois donc précisément quatre conditions :

– dans quelle émission ce débat aurait-il lieu ?

– qui en serait le modérateur ?

– quels seraient les autres invités ?

– s’agirait-il d’une émission en direct ou bien enregistrée ? Je me rendrais donc à un tel débat si les quatre réponses me donnent satisfaction. Si une seule de ces réponses ne me convient pas, je refuserais alors l’invitation.